Rencontre avec Sarah Beaulieu, scénariste de jeux vidéo et de cinéma, qui nous dévoile les secrets de l’écriture d’Assassin’s Creed Mirage.
Sarah Beaulieu est une scénariste polyvalente, qui crée des histoires captivantes pour différents supports et formats. Son parcours professionnel est riche : elle a participé à des projets dans des univers variés, comme le fantastique, l’anticipation, la science-fiction et l’historique. Elle est régulièrement sollicitée comme consultante, script doctor, ou conférencière, et elle a été invitée au College Cinema VR de la Biennale de Venise. Sarah aime également mettre en scène et diriger des acteurs, que ce soit au théâtre, au cinéma, ou en doublage. L’un de ses derniers travaux est la direction de la narration sur Assassin’s Creed Mirage, le dernier opus de la célèbre franchise d’Ubisoft.
Ce jeu nous plonge dans l’univers captivant de Bagdad au IXe siècle, à travers les yeux d’un voleur nommé Basim qui devient un maître assassin au sein de la Confrérie de Ceux qu’on ne voit pas. Pour concevoir et écrire ce scénario épique, qui mêle histoire, action et aventure, Sarah a dû définir les piliers narratifs, l’histoire, les personnages, les thématiques, la structure et les moyens narratifs du jeu. Elle a également supervisé l’écriture de l’ensemble du jeu, en collaboration avec une équipe de neuf scénaristes, et révisé tout le contenu audio et textuel. Sarah a travaillé en étroite relation avec les autres directeurs et les départements audio et réalisation, pour assurer la cohérence et la qualité de l’expérience narrative du début à la fin de la production, et pour participer au casting, à l’enregistrement des voix, et à la réalisation des cinématiques.
Dans cette interview exclusive, Sarah nous parle de son parcours, des différentes facettes de son métier et nous invite à voir l’envers du décor de l’écriture d’un projet d’envergure qu’est un jeu de la licence Assassin’s Creed. Une rencontre passionnante avec une passionnée de la narration.
Je suis ce qu’on pourrait appeler une « scénariste multi-support » !
Bonjour Sarah, tout d’abord merci d’avoir accepté cette interview pour Eklecty-City. Pour commencer, peux-tu te présenter pour nos lecteurs qui ignorent ton activité.
Sarah : Bonjour ! Merci à vous pour cette invitation. Pour me présenter simplement, je suis scénariste et narrative designer. Je travaille actuellement comme narrative director (directrice de la narration) chez Ubisoft. J’ai également une activité de consultante en scénario et narrative design depuis quelques années, et j’interviens régulièrement sur ces sujets dans des festivals, conventions ou écoles.
A l’origine, je viens de la littérature, puis j’ai étudié l’écriture pour le cinéma ; j’ai travaillé par la suite comme scénariste et script doctor, au théâtre comme auteur et metteur en scène, avant d’aborder le jeu vidéo, la réalité virtuelle, et d’autres formats hybrides. Je suis ce qu’on pourrait appeler une « scénariste multi-support » !
Je n’ai pas abandonné les autres médias au profit du jeu vidéo !
Avant de devenir Narrative Director, tu as exercé le métier de consultante et script doctor pour le cinéma et le jeu vidéo. Quels sont les projets sur lesquels tu as travaillé à cette époque ? Quelles sont les compétences que tu as acquises ou développées grâce à cette expérience ? Quels sont les souvenirs les plus marquants que tu en gardes ?
Sarah : Dans le jeu vidéo spécifiquement, avant Assassin’s Creed Mirage, j’ai travaillé notamment comme scénariste et narrative designer chez Old Skull Games, comme scénariste sur Beyond Good & Evil 2, sur des missions de narrative design entre autres avec Atlas V ou Draw Me A Pixel, et pour des projets en réalité virtuelle comme consultante narrative design, notamment pour le Collège Réalité Virtuelle de la Biennale de Venise.
J’insiste toujours un peu là-dessus parce que c’est important pour moi : je travaille toujours sur plusieurs supports actuellement. Je n’ai pas abandonné les autres médias au profit du jeu vidéo ! Et c’est justement mon activité de lectrice et script doctor pour l’audiovisuel qui m’a permis de rentrer dans le monde du jeu vidéo. J’avais l’habitude d’analyser des scénarios, de proposer des solutions pour améliorer une structure, une caractérisation, des dialogues… Je n’avais aucune expérience en écriture pour le jeu lorsque j’ai postulé dans un premier studio. Mais à l’époque, ils cherchaient quelqu’un qui pouvait reprendre une histoire existante sur un jeu mobile, identifier les points d’entrée pour une réécriture, tout en respectant des contraintes lourdes de budget et de temps.
C’est comme ça que j’ai mis un pied dans le jeu vidéo, et que j’ai débuté également dans le narrative design. Relire le travail des autres, apprendre à respecter leur vision pour proposer des solutions de réécriture pertinentes, c’est selon moi la meilleure manière d’améliorer sa propre écriture.
Lors de mes expériences précédentes, j’ai également appris à travailler en équipe sur des tournages ou des plateaux de théâtre, et c’est une compétence qui m’a été infiniment précieuse, car produire un jeu vidéo, c’est être dans la collaboration constante. Mon expérience de la direction d’acteurs a aussi été un atout formidable lors des sessions de doublage. J’aime énormément travailler avec les comédiens, et ce sont sans doute mes souvenirs de mise en scène au théâtre qui sont les plus vifs sur la période 2011-2013 ; ces moments où les acteurs commencent à s’approprier le texte, l’excitation et l’angoisse de la première, les réactions du public… Chaque représentation sur scène est unique, surprenante, toujours enrichissante, et ces moments-là ne se vivent qu’au théâtre.
Je fais partie de ces auteurs qui peuvent passer trois jours sur l’écriture d’une seule réplique, et autant de temps à travailler sur cette même réplique avec le comédien… Le travail de la langue et du rythme me fascine.
J’aime apprendre, j’apprends plutôt vite, et comme je suis curieuse de tout, je pose beaucoup de questions.
Ensuite, tu as poursuivi tes études avec un master en écriture interactive et transmedia. Quelles ont été tes sources d’inspiration pour te lancer dans ce domaine ? Comment as-tu vécu ton parcours de Narrative Designer chez Old Skull Games, sur Beyond Good and Evil 2 chez Ubisoft et dans la réalité virtuelle pour d’autres studios ? Quels sont les défis que tu as relevés dans ces différents projets ?
Sarah : J’ai repris mes études sur le tard, en effet. Je voulais travailler dans le jeu vidéo, et il me semblait qu’une reprise d’études était une bonne solution. En réalité, ce master était davantage tourné vers la recherche ; j’y ai cependant développé des bases théoriques sur lesquelles je m’appuie parfois aujourd’hui.
Le monde du jeu vidéo est un monde à part, avec ses spécificités, et le métier de scénariste et de narrative designer sont des métiers qui demandent certes des compétences qui viennent de la dramaturgie classique, mais surtout une connaissance profonde du jeu vidéo en tant que média. Particulièrement le métier de narrative designer, qui est en réalité une sorte de spécialité du game design.
J’ai eu beaucoup de défis à relever, venant de l’écriture linéaire (par opposition à l’écriture interactive) : comprendre les rouages de l’écriture interactive, ce que cela signifie de concevoir des mécaniques de jeu qui soutiennent une narration, une thématique, une caractérisation, un univers. Il m’a donc fallu m’adapter, acquérir les compétences nécessaires pour écrire et concevoir des expériences interactives.
Je me souviens de mes premières réunions à Old Skull Games : je ne comprenais rien ! Du coup, j’apprenais en même temps que je faisais, en essayant de me servir de mes connaissances passées, tout en comblant les nombreux manques que j’avais. Après une journée de travail, j’ouvrais un livre sur le game design, je regardais une conférence, je faisais des tests sur Twine ou sur Ink… Je pense que c’est ce qui m’a permis d’évoluer rapidement dans le jeu vidéo : j’aime apprendre, j’apprends plutôt vite, et comme je suis curieuse de tout, je pose beaucoup de questions.
Mais, sans aucun doute, c’est l’expérience de la direction narrative sur Assassin’s Creed Mirage qui a été le défi le plus intense. C’était une responsabilité immense, une équipe de neuf scénaristes à diriger dans différents endroits du monde, une vision et des piliers narratifs à concevoir et à maintenir… Ces deux ans et demi de développement ont été particulièrement rythmés. Là encore, j’ai appris énormément.
Être capable d’être à la fois narrative designer et scénariste, c’est une force dans une équipe.
Quelles sont les compétences requises et les opportunités offertes par ce métier ?
Sarah : Avant tout, il est important de préciser que les métiers de narrative designer, scénariste et narrative director sont des métiers qui, tout en faisant partie de la même famille, ne demandent pas tout à fait les mêmes compétences. Comme le cœur de ces métiers reste la narration, il me semble avant tout indispensable d’apprendre à concevoir une histoire. La structure, la caractérisation de personnages, la conception de mondes fictionnels, et l’écriture de dialogues, lorsqu’on veut également être scénariste.
Mais, comme je le précisais plus haut, la narration dans le jeu vidéo est spécifique, car le médium a ses propres possibilités et contraintes. Écrire pour le jeu vidéo, ce n’est pas transposer les règles de la narration pour le cinéma, ou pour le théâtre, ou pour la littérature, dans un jeu vidéo. C’est s’adapter au fait que le joueur est au cœur de la narration, qu’il interagit directement avec le contenu. Il faut apprendre à composer avec les caractéristiques de ce médium pour concevoir une expérience de jeu pertinente.
Le narrative design, en particulier, est une discipline qui demande d’être à l’aise à la fois avec la dramaturgie au sens large, mais aussi et surtout avec les mécaniques de jeu, le cœur de ce métier étant de parvenir à marier les deux. Dans les petits studios, on demande parfois au narrative designer d’être également scénariste, c’est-à-dire d’assurer l’écriture de dialogues, par exemple. Dans les plus grands studios, le narrative designer n’écrit pas. Ce n’est pas censé être son rôle. Cependant, être capable d’être à la fois narrative designer et scénariste, c’est une force dans une équipe.
La présence physique du joueur dans l’expérience fait la spécificité et l’intérêt de la réalité virtuelle.
Comment crées-tu et intègres-tu la narration dans un jeu en réalité virtuelle ? Quels sont les outils et les techniques que tu emploies pour cela ? En quoi l’écriture pour la réalité virtuelle se distingue ou se rapproche de l’écriture pour un jeu traditionnel ?
Sarah : J’ai eu l’occasion de travailler sur quelques projets en réalité virtuelle, mais quasi exclusivement comme consultante, et notamment pour le Collège de la Biennale de Venise (souvenirs exceptionnels !).
La narration en réalité virtuelle se rapproche de celle pour le jeu vidéo, puisqu’il s’agit là aussi de prendre en compte l’utilisateur qui se trouve au cœur de l’expérience. La réalité virtuelle ajoute une composante narrative passionnante à explorer : la possibilité pour l’utilisateur d’incarner littéralement un personnage, ou lui-même, ou une présence (qu’on appelle « ghost ») au sein d’une expérience, dans des conditions d’immersion uniques.
Il existe de multiples expériences qui utilisent cette composante de différentes manières, mais c’est un nouvel outil narratif qu’il faut apprendre à utiliser. La présence physique du joueur dans l’expérience fait la spécificité et l’intérêt de la réalité virtuelle. C’est ce qui me passionne le plus dans la conception VR.
Quand on exerce un métier dans lequel on s’investit profondément d’un point de vue émotionnel, les retours positifs comme les retours négatifs prennent des proportions démentielles.
Parlons maintenant du projet qui t’a amené à rejoindre à nouveau Ubisoft. Tu as accepté de superviser la narration d’un jeu qui devait être initialement un DLC d’Assassin’s Creed Valhalla. Qu’est-ce qui t’a convaincu de relever ce défi ? As-tu eu des doutes ou des craintes avant de dire oui ?
Sarah : Effectivement, lorsque je suis arrivée à Ubisoft Bordeaux, il était encore prévu que le futur projet Assassin’s Creed soit un DLC de Valhalla. Cependant, je tiens à répéter que ce projet a vécu quelques semaines à peine, sur le papier, et qu’il est devenu très vite un jeu à part entière. A partir de là, il n’y avait plus le choix : il fallait avancer !
L’opportunité était évidemment fabuleuse. Mais la responsabilité était à la hauteur de l’opportunité… La communauté Assassin’s Creed est très active, elle est également divisée sur nombre de sujets. On savait dès le début qu’on ne pourrait pas satisfaire tout le monde, malgré notre envie de faire du mieux possible, dans un contexte de production particulièrement exigeant. J’ai appris énormément sur ce projet. Je sais ce que j’aurais voulu faire différemment, et ce que je n’aurais pas pu faire différemment dans tous les cas.
Il y a des joies et des frustrations sur tous les projets, et peut-être encore plus sur des projets de cette ampleur, car ils sont très visibles, et les retours sont nombreux. On sait dès le début que le jeu sera acheté par des millions de joueurs, mais quand on est à l’intérieur de la production, qu’on est concentrés sur ses sujets, on ne réalise pas tout à fait.
C’est une avalanche qui se déclenche seulement quelques semaines avant la sortie. Il faut le vivre pour le comprendre : quand on exerce un métier dans lequel on s’investit profondément d’un point de vue émotionnel, les retours positifs comme les retours négatifs prennent des proportions démentielles ; il faut apprendre à se protéger et continuer à avancer, pour faire mieux la fois suivante, et essayer d’être fiers de son travail. Ce n’est pas toujours évident !
Quelle était ta relation avec la licence Assassin’s Creed avant de travailler sur ce projet ? Étais-tu une joueuse assidue de la saga, ou bien tu observais ce qui se faisait avec ton œil critique d’autrice ?
Sarah : J’ai joué aux deux premiers jeux à l’époque, mais je n’avais pas une relation très forte avec cette licence. Lorsque je suis arrivée sur le projet, j’ai dû lire de la documentation sur le lore pendant des semaines, pour tenter de rattraper toutes les bases le plus rapidement possible. L’onboarding sur une licence comme celle-ci n’est pas de tout repos !
La structure en monde ouvert est complexe à gérer en écriture, car elle dilue la narration.
Quel a été le processus qui a conduit à faire du DLC de Valhalla un jeu à part entière ? Quels sont les impacts de ce changement de statut sur la narration du jeu ? Quels sont les bénéfices et les contraintes que cela implique pour l’écriture du scénario ?
Sarah : Ce n’était pas un processus à proprement parler, puisque ce projet de DLC n’a existé que quelques semaines sur le papier. C’était plutôt une suite d’opportunités. Le DLC prévoyait à l’origine de faire voyager Eivor, le personnage principal de Valhalla, au Moyen-Orient. Nous nous sommes tout simplement dit : c’est l’occasion d’explorer une région qui fait écho aux origines de la licence, de se concentrer sur un personnage avec une histoire plus courte et plus linéaire, dans une seule ville ; en somme, c’est l’occasion de revenir aux sources.
Les derniers jeux Assassin’s Creed sont des mondes ouverts, et notre directeur créatif sur Assassin’s Creed Mirage tenait à conserver cet aspect-là. Nous avons donc opté pour une structure narrative hybride : un début et une fin linéaires, et au milieu, une partie monde ouvert dans laquelle le joueur est libre d’enquêter sur différentes cibles dans l’ordre qu’il souhaite. Mais la structure en monde ouvert est complexe à gérer en écriture, car elle dilue la narration ; pour simplifier à l’extrême, comme on ne peut pas contraindre le joueur à aller d’un point A à un point B à un moment précis, le rythme auquel il découvre tel ou tel élément narratif varie d’un joueur à l’autre, tout comme l’ordre de certains nœuds dramatiques majeurs, éventuellement, ou la rencontre avec certains personnages importants… On a des astuces pour structurer tout cela, mais le monde ouvert reste une contrainte forte, surtout si, comme dans le cas de Mirage, on choisit de faire incarner au joueur un personnage avec une évolution prédéfinie.
En tant que superviseuse de la narration d’un jeu Assassin’s Creed, comment gères-tu ton travail et ton écriture ? Quels sont les outils et les sources que tu utilises pour t’inspirer ou te documenter ?
Sarah : Nous avons la chance d’avoir une équipe d’historiens en interne, qui nous apportent de la documentation. Nous travaillons aussi avec des experts externes, qui interviennent sur des sujets spécifiques. Pour le personnage d’Ali ibn Mohammed, par exemple, qui est l’un des personnages historiques qui tient un rôle important dans Mirage, je me souviens avoir lu quelques lignes passionnantes sur lui dans un livre.
Les autres sources étaient peu nombreuses, et souvent contradictoires. J’ai donc demandé à notre historien de me faire parvenir plus d’éléments. Les historiens font également partie d’une équipe plus large que nous appelons l’équipe « Authenticité », chargée de nous aider à être les plus authentiques possibles dans notre représentation d’une époque, d’un lieu, des gens qui y vivaient. L’Histoire est une source formidable et inépuisable de récits.
Le lore d’Assassin’s Creed est riche, dense, mais aussi plein de contradictions…
Comment t’assures-tu de rester fidèle au lore et aux possibilités de cet univers ? Disposes-tu d’un guide interne à Ubisoft qui synthétise tous les éléments des opus antérieurs ? As-tu dû revisiter les épisodes passés pour concevoir Mirage ? Existe-t-il une équipe dédiée à cette tâche chez Ubisoft ?
Sarah : Nous communiquons entre équipes ; les directeurs narratifs qui travaillent ou ont travaillé sur Assassin’s Creed, les scénaristes, les narrative designers… Ainsi que l’équipe transmédia, que nous pouvons interroger sur certains éléments de lore.
Au bout de 15 ans d’existence sur différents supports, le lore d’Assassin’s Creed est riche, dense, mais aussi plein de contradictions… Mon obsession était d’éviter au maximum de nouvelles erreurs. Par ailleurs, venant d’une formation en transmédia, je voulais créer ce que l’on appelle de la « compréhension additive » : c’est-à-dire de nouvelles informations sur des éléments du lore qui ne peuvent être comprises que par des gens qui ont joué à tel jeu, ou lu tel livre ou tel comics, sans pour autant pénaliser ceux qui ne connaissent pas ces éléments. C’est une manière de récompenser les fans, de les amener à réfléchir autrement au contenu existant, et à imaginer de nouvelles théories.
C’est aussi une manière de faire vivre la communauté. Plutôt que de créer énormément de nouveaux éléments, j’ai préféré m’appuyer sur ce qui existait déjà, et en proposer une nouvelle lecture.
Présentation d’Assassin’s Creed Mirage par Sarah Beaulieu pour le live de l’Ubi Forward en juin 2023.
Comment expliques-tu le retour aux sources de la licence Assassin’s Creed dans le jeu Assassin’s Creed Mirage ? Est-ce le résultat d’une décision collective du studio ou d’une initiative de ton département ?
Sarah : Comme je l’expliquais plus haut, c’est une proposition de la part d’Ubisoft Bordeaux. En tant qu’équipe, c’est ce que nous avions envie de faire. Nous savions aussi que c’était une demande d’une partie de la communauté.
Comment as-tu abordé le challenge de créer une narration pour un jeu qui se situe dans un cadre historique et culturel aussi riche et complexe que celui de Bagdad au IXe siècle ?
Sarah : Je ne connaissais rien au Bagdad du IXème siècle, tout comme le reste de l’équipe. Comme je le surlignais plus haut, nous avons la chance d’avoir des historiens avec nous au sein d’Ubisoft, et des intervenants externes. Nous avons commencé par lire les livres existants sur le sujet, avant d’affiner en choisissant les personnages, les conflits historiques qui paraissaient les plus porteurs.
Nous nous sommes nourris les uns les autres entre le département artistique, le département audio, et le département narration. C’était un processus intense, mais l’équipe était déterminée à créer un univers aussi authentique que possible.
Quelle est la relation entre la narration, le gameplay et la direction artistique du jeu ? Comment as-tu travaillé avec les autres métiers du développement, tels que les game designers, les artistes et les programmeurs ?
Sarah : A Ubisoft, chaque département est géré par un directeur. Pour Mirage, nous étions une dizaine de directeurs (entre autres : animation, réalisation, tech, game design, quest design, audio, art, narration…) encadrés par un directeur créatif.
Les directeurs échangent entre eux, s’alignent au début de la conception sur les grands piliers du jeu. Chaque directeur a également ses propres piliers, c’est-à-dire ce qui va consister les bases de son travail au sein de son département. Par exemple, l’un de mes piliers était « Tragédie shakespearienne » ; on a fixé très tôt le fait qu’on allait raconter une histoire qui se termine de manière tragique, que la thématique du destin serait sous-jacente, que le ton serait sérieux… Et ce pilier ne devait pas bouger.
Du début à la fin du projet, les directeurs, les leads, et les membres de l’équipe sont censés échanger pour avancer ensemble. Mais plus l’équipe est grande, plus la communication est difficile !
En tant que Narrative Director, comment interagis-tu avec les comédiens qui donnent vie aux personnages du jeu ? Es-tu présente lors des sessions d’enregistrement des voix originales et des doublages ?
Sarah : Bien sûr ! Comme je viens du cinéma et du théâtre, j’ai beaucoup mis en scène. J’adore le travail avec les comédiens. Le doublage est un univers bien à part, cependant.
J’avais déjà eu l’occasion de travailler sur des sessions de doublage pour d’autres projets, mais pour Mirage, c’était particulièrement long et intense. En tant que narrative director, j’étais là du casting à l’intégration des voix, entourée par une formidable équipe audio.
Pour chaque session d’enregistrement, l’acteur ou l’actrice est présent, avec un voice director, une voice designer (pour Mirage, Isaline Marquaire), un ingénieur du son, et parfois le ou la scénariste qui a écrit les scènes que l’acteur va enregistrer. De mon côté, je suis là pour assurer la cohérence de l’ensemble.
En cela, mon rôle est assez proche d’un directeur d’écriture sur une série télévisée. Je connais tous les dialogues quasiment par cœur, j’ai toutes les scènes en tête, je connais les personnages sur le bout des doigts. J’étais donc présente à toutes les sessions pour les personnages principaux, et la plupart des personnages secondaires, pour la version originale (la langue dans laquelle le jeu a été écrit, c’est-à-dire l’anglais).
Cependant, faute de temps, je ne pouvais pas être présente sur toutes les sessions des personnages secondaires, tertiaires, et les autres, ainsi que sur les sessions d’enregistrement des voix françaises, par exemple, même si j’aurais aimé.
Parmi tes contributions narratives à « Mirage », quelles sont celles dont tu es le plus fière ?
Sarah : C’est toujours une question un peu délicate, car ce genre de gros projets vient toujours avec son lot de fiertés et de frustrations. Je pense que je suis fière d’avoir contribué à montrer ce qu’était Bagdad à cette époque aux joueurs qui, comme beaucoup d’entre nous dans l’équipe, ne connaissaient pas grand-chose de l’histoire de cette ville.
La franchise Assassin’s Creed est également réputée pour ses musiques qui servent la narration. Comment as-tu coopéré avec le département de la musique pour créer une ambiance sonore en accord avec l’univers et les émotions du jeu ? Quelles sont les directives que tu as données au département de la musique ? Comment as-tu harmonisé ton travail avec le leur ?
Sarah : Je n’ai donné aucune directive au département musique ! Le directeur audio, Etienne Marque, et son équipe, ont fait un travail extraordinaire. Nous échangeons beaucoup, principalement sur les voix. Mais l’ambiance sonore, c’est lui et le compositeur, Brendan Angelides, qui l’ont posée.
J’ai raconté l’histoire au compositeur lorsqu’il est arrivé sur le projet, je lui ai parlé des thèmes, des enjeux, des personnages. Il s’en est saisi immédiatement, et le travail que lui et l’équipe audio ont déployé ne pouvait pas mieux servir la narration. J’ai totalement redécouvert certaines scènes avec la musique, c’était un vrai bonheur.
Leur logique de travail était par ailleurs la même que le reste de l’équipe sur le jeu : être le plus authentiques possibles.
Dans cette même logique, Les bandes-annonces des jeux Assassin’s Creed sont aussi des éléments qui marquent les esprits. En tant que Narrative Director, es-tu consultée pour la création des bandes-annonces ? Si oui, quelle est ta contribution et ton influence sur ces vidéos ?
Sarah : Oui, nous sommes intégrés dans la plupart des démarches marketing. Nous avons un processus de validation, et nous faisons nos retours directement à l’équipe marketing. Principalement le directeur créatif, le producer, le directeur réalisation, le directeur audio, et moi-même.
Il existe de nombreux studios qui se distinguent par leur narration, comme les jeux de Quantic Dream, Kojima Productions et Hideo Kojima avec la franchise Metal Gear et plus récemment avec Death Stranding, ou encore Naughty Dog avec The Last of Us. Ces œuvres et leurs auteurs t’inspirent-ils ou t’influencent-ils dans ton travail ? Quels sont les jeux récents qui t’ont marquée ou que tu attends avec impatience ?
Sarah : Les jeux que tu cites ont effectivement une composante narrative très forte, mais si on observe la manière dont ils abordent l’écriture, on constate qu’on se rapproche d’une démarche quasi cinématographique.
Ce sont des jeux qui poussent le curseur au maximum vers l’histoire, et qui utilisent pour cela avant tout des cinématiques et des dialogues. Or, la narration dans un jeu vidéo, ce n’est pas qu’une l’histoire transmise par des cinématiques. C’est aussi ce qui émerge des mécaniques, des possibilités et des contraintes de gameplay : le narrative design.
Journey en est un bon exemple : on peut dire que l’histoire de Journey est presque absente du jeu, et pourtant, c’est un jeu profondément narratif. On peut également citer Limbo, Little Nightmares ou Inside.
Il est possible de raconter des histoires avec des systèmes. Je suis plutôt inspirée par ces jeux-là : j’aime la narration émergente, j’aime m’appuyer sur ce qui fait la spécificité du jeu vidéo en tant que médium : l’interactivité. Et quand je ne veux pas utiliser l’interactivité, je me tourne vers les autres médias pour écrire d’autres histoires…
Il y a beaucoup de jeux qui m’ont marquée ou inspirée, mais dans les plus récents, je citerais The Stanley Parable, What Remains of Edith Finch, The Dream Machine, Return of the Obra Dinn, The Case of the Golden Idol, Gris, Frostpunk, Spiritfarer… Je suis par ailleurs une grande fan de point & click, ayant grandi entre autres avec les jeux Lucas Arts, et je remplis régulièrement ma bibliothèque Steam de ce genre de jeux. Je ne m’en lasse pas !
Plus généralement, quelles sont les influences artistiques qui nourrissent ta créativité ? Quels sont les films, les livres, les jeux ou les musiques qui t’ont marqué ou inspiré dans ton travail ? Peux-tu nous donner des exemples d’auteurs ou d’œuvres qui ont eu un impact sur toi ?
Sarah : Je suis une grande bibliophile : je collectionne et je dévore les livres depuis que je sais lire… ! Je dois avoir une bibliothèque d’environ 2500 livres aujourd’hui, et j’essaie de me retenir d’en acheter davantage par manque de place (sans succès pour le moment…).
Je ne pourrais pas lister tous les livres qui ont eu un impact sur moi, mais je cite toujours Oscar Wilde, Ray Bradbury et Stephen King en premier lieu. Plus largement, la littérature fantastique du 19ème siècle, anglaise et française, m’a beaucoup influencée. La langue, les thèmes, la structure.
Au cinéma, mes deux expériences les plus mémorables, pour des raisons différentes, ont été Amadeus et Gravity… Et, étant née dans les années 80, je porterai toujours le cinéma de Spielberg dans mon cœur ! Je regarde énormément de séries télévisées, et je vais très régulièrement au théâtre. Je suis curieuse de tout, et jamais rassasiée !
Tu le sais par mes recherches, je suis fasciné par le rôle du joueur dans la narration des jeux vidéo. Comment penses-tu que les jeux vidéo vont évoluer pour offrir des expériences narratives plus immersives et personnalisées ?
Sarah : Je ne sais pas si je le vois sous la forme d’une « évolution », car cela voudrait dire que ce serait une logique, une tendance franche ; que les jeux vidéo devraient évoluer vers des expériences narratives plus immersives et personnalisées. Or, ce qui fait l’intérêt et la beauté de chaque médium pour moi, c’est la pluralité des expériences qu’ils proposent.
Comment envisages-tu l’avenir du Narrative Design dans l’industrie du jeu vidéo ? En quoi l’intelligence artificielle peut-elle être une alliée ou une rivale pour ce métier ? Est-ce que l’IA fait d’ores et déjà parti de ton quotidien ?
Sarah : Je pense qu’il ne sert à rien de lutter contre l’arrivée de l’IA : elle est déjà là. Il faut maintenant apprendre à travailler en bonne intelligence avec elle. Mais je n’ai pas encore la solution. Je n’ai jamais eu à utiliser une IA dans le cadre de mon travail.
Pour conclure, quelle question aurais-tu souhaité que je te pose ? Et quelle serait ta réponse ?
Sarah : J’aurais aimé que tu me poses une question dans un langage codé, que j’aurais dû déchiffrer pour pouvoir répondre ! (peut-être parce que j’ai joué à Chants of Sennaar récemment…) Par exemple : « OH UHHO HVW LO XQH VLPXODWLRQ ? »
(Un indice : Jules César pourrait vous aider…)
(Ndlr : On vous donne la solution en commentaire)
Nous sommes arrivés à la fin, merci encore Sarah d’avoir pris le temps pour cette interview, à bientôt.
Sarah : Merci beaucoup pour ces questions passionnantes et pertinentes !
Propos recueillis par Thomas O. pour Eklecty-City.fr, qui remercie Sarah Beaulieu de s’être prêtée au jeu d’une interview.
Si vous avez apprécié cette interview avec Sarah Beaulieu, la directrice de la narration d’Assassin’s Creed Mirage, laissez-nous un commentaire ci-dessous et partagez-la sur les réseaux sociaux. Pour en savoir plus sur la Pop Culture, découvrez d’autres interviews exclusives avec des personnalités du jeu vidéo, comme Charlie Kraslavsky, l’interprète originale de Chris Redfield dans Resident Evil, Stéphane Picq, le compositeur de Lost Eden et Dune, ou Benjamin Diebling, le réalisateur de Detroit : Become Human.
La question de Sarah est écrite dans un langage codé appelé le chiffre de César. Il s’agit d’une méthode de cryptographie qui consiste à décaler les lettres de l’alphabet d’un certain nombre de positions. Par exemple, si on décale les lettres de 3 positions vers la droite, le A devient D, le B devient E, etc. Pour déchiffrer la question, il faut donc faire l’opération inverse et décaler les lettres de 3 positions vers la gauche. On obtient alors : « LE RÉEL EST-IL UNE SIMULATION ? ».