Rencontre avec Brigitte Lecordier, la voix française de Son Goku, qui nous partage son parcours exceptionnel et ses réflexions sur l’avenir du doublage à l’ère de l’intelligence artificielle.
Nous avons eu le privilège de nous entretenir avec Brigitte Lecordier, une figure emblématique du doublage français, lors du Play Azur Festival à Nice. Connue pour avoir prêté sa voix à des personnages aussi divers que Son Goku dans Dragon Ball, Nicolas dans Bonne Nuit les Petits ou Bouba, Brigitte Lecordier nous a partagé son expérience, ses défis et ses perspectives sur l’avenir du doublage à l’ère de l’intelligence artificielle.
Découvrez dans cette interview exclusive ses réflexions sur son métier, son combat pour une utilisation éthique de la technologie et son amour pour l’art du doublage.
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Quels défis as-tu rencontrés en doublant des personnages aussi différents que Son Goku, Nicolas dans “Bonne Nuit les Petits” ou Bouba ?
Brigitte Lecordier : Eh bien, écoute, ce n’est pas vraiment un défi. En fait, ce qui est génial quand tu es comédien, c’est d’incarner plein de personnages différents, et ceux-là ne sont pas si différents les uns des autres, finalement. C’est un peu l’enfance, des petits personnages naïfs. Ce qui est sympa, c’est de passer d’un personnage à un autre, d’un méchant à un gentil. Quand on est comédien, on veut tout faire, on veut tout explorer, c’est génial.
Comment as-tu abordé le doublage de différents personnages de la franchise Dragon Ball ?
Brigitte Lecordier : Pour Dragon Ball, ce n’était pas une franchise du tout, c’était un dessin animé parmi mille autres qui apparaissaient. J’ai eu la chance de faire les essais sur le petit personnage de Goku et d’être choisie, c’est un miracle et c’est génial ! Je ne pensais pas à l’époque que 30 ans après je serais encore là et que vous seriez tous autour de moi pour célébrer ces 40 ans de Dragon Ball l’année prochaine.
Incarner tous ces personnages, ça a été un vrai bonheur et du coup, je ne me suis pas posée de questions du tout. On était une équipe de six, on se partageait les rôles les uns les autres, moi j’avais le rôle principal mais en fait on était tous des rôles principaux parce qu’on faisait tout ! On était une famille, on était une troupe, en fait on a travaillé comme une troupe de théâtre. C’est pourquoi on est si unis. Tu vois, aujourd’hui à Nice je suis avec Céline Monsarrat qui a fait Bulma et qui a fait cette comédienne ultra connue Julia Roberts. Elle passe de Julia Roberts à Bulma, à Baba la sorcière ! C’est Céline tout ça et Chichi ! Elle est extraordinaire !
Tu es extraordinaire sur Videl aussi !
Brigitte Lecordier : Merci ! J’adore Videl ! Malheureusement, j’ai été remplacée sur Videl (Ndlr : depuis Dragon Ball Kai par Jennifer Fauveau). Ça a été trop triste, vraiment, j’ai trop pris cher !
On est tous derrière toi !
Brigitte Lecordier : Je sais ! Mais il n’y avait pas les réseaux quand ‘Kai’ est sorti, ça commençait, je crois que j’avais à peine une page Facebook à l’époque, donc je n’ai pas pu dire « Au secours ! Aidez-moi » ! Aujourd’hui, ça serait no way ! Impossible !
Quand tu es allée au Japon pour rencontrer Masako Nozawa (seiyu de Son Goku), tu n’as pas rencontré Akira Toriyama, mais tu as eu le droit à une projection en avant-première du ‘Le Tombeau des Lucioles’ et tu as aussi co-dirigé le film ! Quel souvenir gardes-tu de ce film particulièrement triste et… Est-ce que ça va Brigitte depuis !?
Brigitte Lecordier : Tout à fait (pour la projection). Oui, après, tout à fait ! (pour la co-direction). Tu sais, ils m’ont projeté ce film-là car il venait de sortir et ils avaient très envie de me le confier pour que je le fasse connaître en France en disant « puisque tu es la représentante du dessin animé japonais en France… » parce qu’ils pensaient que j’étais une star ici ! C’est pour ça qu’ils m’ont invitée là-bas, ils pensaient que j’avais la notoriété de Masako, sauf qu’à l’époque je n’étais rien du tout, personne ne connaissait mon nom.
Je suis arrivée comme ça et ils m’ont dit « il faut qu’on te montre tout ce qu’on sait faire ». Donc, ils m’ont montré les mangas papiers : C’est la première fois que j’en voyais un ! Je suis allée dans une librairie, je vois un manga « mais c’est dingue, en plus ça se lit à l’envers ! ». On ne connaissait pas ça !
Et puis ce film qui était complètement extraordinaire, t’imagine, une salle comme celle où l’on est (Ndlr : référence à la salle Thémis du Palais des Expositions conçue comme une salle de cinéma), il était tout seul (Isao) Takahata et trois quatre péquins que tu ne connais pas ! Je ne savais même pas qui était ce réalisateur, c’est incroyable de se dire ça quand même ! Et puis je regarde ce film incroyable et il me propose de revenir en France avec des mangas et le film et j’ai dit « mais ce n’est pas mon métier, moi je suis comédienne, je ne peux pas faire ça, je ne saurais pas le faire, je n’ai pas le réseau, je n’ai pas l’argent, je ne suis pas une entreprise », ils étaient déçus.
Et c’est arrivé en France, et je travaillais avec un Monsieur qui s’appelait Jacques Barclay, il me dit : « Je viens de recevoir un film » d’animé, d’ailleurs ça ne s’appelait pas animé mais « dessin animé, et je ne comprends rien… c’est horrible… ça parle de guerre ». T’imagines, avant les dessins animés c’était des puioupiou, des petits trucs de Disney mignons et là ça parle de guerre avec deux enfants. Il me dit : « Il faut que tu m’aides parce que je ne sais pas comment faire ».
Dedans il y a Kelly Marot qui est extraordinaire et Pascal Grull, super ! Et Kelly, je crois qu’elle a fait son premier film avec moi. C’était super, j’ai adoré le faire, je crois que je fais un des petits mendiants dans le métro. Ça fait pleurer… Mais c’est bien. Et c’est là que je me suis rendue compte qu’en dessin animé et en animé on pouvait parler de tout, et c’est là que j’ai commencé à diriger un peu plus les animés où j’ai fait ‘Vas-y Julie‘, ‘Cynthia ou le Rythme de la vie‘, ‘Théo et la batte de la victoire‘, etc., qui parle de la gémellité, la mort, la vie, etc., des sujets qu’on n’abordait jamais en France… en Europe en tout cas.
Peux-tu nous parler de ton expérience de doublage sur l’actrice américaine Jamie Brewer dans la série « American Horror Story » ?
Brigitte Lecordier : Cette fille, je suis hyper fière de lui prêter ma voix parce que je la trouve remarquable et extraordinaire. C’est une fille qui est différente parce qu’elle est trisomique et elle a démontré au monde entier qu’on pouvait être différent et qu’on pouvait faire ce qu’on aime, ce qu’on a envie de faire. C’est une fille qui a été comédienne, qui a été mannequin, qui s’est battue dans un pays où la tolérance n’est pas facile en Amérique… les différences ont toujours été un peu chahutées.
Et elle, elle s’est battue et elle y est arrivée et elle fait un rôle extraordinaire. Et moi, mon travail, c’était d’essayer de ne pas la dépasser, de ne pas la rendre anormale justement, de montrer un petit peu cette différence mais pas trop quoi ! J’espère que j’y suis arrivée ! Et j’adore la doubler, c’est hyper difficile parce qu’elle a une façon de parler un peu avec une patate dans la bouche, il y a beaucoup d’air quand elle parle, c’est génial à faire, je la suis quoi !
Peux-tu nous parler de ton expérience avec l’intelligence artificielle dans le doublage, et résumer pour nos lecteurs ton combat actuel et comment le public ou même les comédiens et doubleurs peuvent agir pour une utilisation éthique de la technologie ?
Brigitte Lecordier : L’IA est un vrai problème pour nous. En même temps, j’ai de l’espoir, je me dis tout le temps que nous aurons toujours besoin de créatifs et d’artistes, mais il faut faire attention : L’IA aujourd’hui est capable de nous remplacer, on peut faire ce que l’on veut avec. Alors quand c’est pour un outil chirurgical, c’est génial, moi quand je fais du montage, s’il me manque un morceau d’image, je peux bidouiller grâce à l’IA, ou un morceau de son qui est altéré, ça va me le réparer : l’IA est utile là, et elle ne remplace personne, en revanche quand elle remplace un humain…
En ce moment, les comédiens américains sont en train de signer des contrats de tournage, ce n’est pas encore fait mais c’est en route, donc méfions-nous, qui ferait qu’une fois qu’ils ont tourné un film, ils pourraient être doublés dans tous les pays du monde avec leurs propres voix. Ça pose un super problème, ça veut dire que dans tous les autres pays du monde, il n’y aura plus de doublage…
Et nous, le doublage, c’est une exception culturelle, c’est quelque chose où l’on est très attaché en France au doublage, on est attaché déjà aux voix des comédiens et puis à cette espèce de facilité que l’on a d’entrer dans un film grâce à un bon doublage. Et nous, on a une technique spéciale qui n’existe qu’en France qui est la bande rythmo, et grâce à ça, on est extrêmement précis.
C’est hyper important de sauvegarder ça, et pour cela, on demande à notre ministre de la culture, Rachida Dati, de faire du doublage une exception culturelle. C’est-à-dire que si les autres pays ne sont pas attachés à ça, qu’ils utilisent les méthodes qu’ils veulent et encore… Mais ici, on ne touche pas au doublage, on ne touche pas aux comédiens de doublage et on ne touche pas aux comédiens en général de toute façon et qu’en aucun cas l’IA ne doit remplacer un comédien ou un être humain !
Parce que notre métier est touché mais il y a les auteurs qui sont touchés ! On peut prendre un texte pourri parce que… qui va faire le texte de l’IA ? Il n’y aura plus d’auteurs, il n’y aura plus d’adaptateurs, il n’y aura plus d’ingénieurs son, il n’y aura plus de studios son, il n’y aura plus de studios de doublage ; il n’y aura plus de directeurs artistiques, tous ces métiers-là vont entièrement disparaître et c’est hyper grave. Et c’est grave aussi dans la mesure où l’IA ne peut que reproduire ce qu’elle a appris, ça veut dire que jamais elle n’innovera, jamais elle n’inventera quelque chose. Or, pourquoi on prend des artistes, c’est parce que les artistes ont une pensée, une façon d’appréhender le monde qui est très particulière et ils vont inventer des choses, ils vont éclaircir la vie, des sujets, ils ne vont pas penser comme tout le monde, c’est ça qui est important, c’est ça un artiste, c’est quelqu’un qui a une autre vision du monde que monsieur lambda. Il ne faut pas arrêter ça ! L’IA ne doit pas remplacer un être humain.
On a une super pétition qui est faite par le Syndicat Français des Artistes (SFA) et l’association Les Voix et United Voice Artist. Cette pétition est en ligne (Ndlr : Suivez le lien pour apporter votre soutien) et il faut la signer un maximum, même par des gens qui ne sont pas concernés par le doublage, parce qu’en fait l’IA va toucher tous les métiers et en faisant ça, c’est aussi une perte des savoir-faire.
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Nous arrivons à la fin de l’interview, merci de nous avoir accordé du temps pour cette interview.
Brigitte Lecordier : Merci à toi.
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Propos recueillis par Anastasia V. pour Eklecty-City.fr, qui remercient Brigitte Lecordier de s’être prêtée au jeu d’une interview.