Alors que l’exposition Game Story, qui a débuté le 10 novembre 2011 au Grand Palais de Paris, a fermé ses portes le 9 janvier 2012, Étienne Rouillon, rédacteur en chef du hors-série Trois Couleurs « Games Stories », nous a accordé récemment une interview.
Bonjour Etienne, tout d’abord merci d’avoir accepté de te prêter au jeu d’une interview, dans le cas où il y aurait des internautes ignorant ton actualité présente toi en quelques mots.
> Bonjour à tous. Tout d’abord il faut que je m’excuse de te répondre complètement à la bourre. Mais j’ai eu plein de petites boites vertes, blanches et noires à disséquer pendant Noël, les éditeurs de jeux ayant la formidable idée de sortir tous leurs gros hits dans un mois de décembre plus que bouché. Voilà pour l’actu immédiate, pour le reste je continue de m’occuper des pages nouvelles technologies du magazine Trois Couleurs et je dirige la collection de ses hors-série, dont le dernier qu’on est entrain de terminer : consacré à l’adaptation du livre de Jack Kerouac, On the Road, au cinéma.
En 2010 tu as réalisé « Pirat@ge », qui retrace l’histoire d’Internet grâce aux témoignages de ceux qui l’ont construit, les Hackers. Qu’est-ce qui t’a poussé à faire ce documentaire ?
> L’idée de Pirat@ge est venue d’un reportage que je réalisais pour Trois Couleurs à propos des fansubs (les communautés qui traduisent des programmes vidéos qu’on peut retrouver, entre autres, sur des plateformes de streaming comme celle qui commence par « m » et finit par « egavideo »).
J’étais surpris par l’usage fait du terme « piratage informatique » par les médias grands publics, lorsqu’il faut désigner des réalités tout à fait différentes comme le hacking, la contrefaçon numérique, le cyber-crime. Tout ça était masqué derrière le mot fourre-tout de « piratage ». MK2, qui est ma société de production, a rencontré la chaine France 4, et l’on s’est dit qu’il y avait une utilité à proposer une histoire des origines de cette confusion, en présentant de manière pédagogique et un poil ludique, les origines du hacking.
On a commencé à tourner juste avant que WikiLeaks devienne très médiatisé, juste avant Anonymous, les soulèvements arabes. Du coup quand le documentaire est sorti, tout le monde avait une vague idée de ce qu’était un hacker, nous avons essayé de montrer d’où venait cet exercice de la bidouille informatique en interrogeant l’idée que le hacking est un des plus grands moteurs de l’innovation technologique. Pas d’iTunes sans Napster en amont pour forger des usages du net.
Le nom du magazine « Trois couleurs » vient des films de la trilogie de Krzysztof Kieślowski. Pourquoi un tel choix ?
> Historiquement cette trilogie est l’une des plus importantes productions pour MK2 (société éditrice du magazine). Tant sur le plan cinématographique qu’humain. Il s’agissait de rendre un hommage à ce metteur en scène hors pair. D’un point de vue dialectique, Trois Couleurs est un bon moyen de résumer notre ligne éditoriale qui reprend trois axes : le cinéma, les autres formes d’expression culturelle, et les pratiques héritées de l’émergence des nouvelles technologies.
Trois Couleurs est avant tout un magazine d’information cinématographique, pour votre septième hors-série vous revenez sur l’histoire du jeu vidéo, qu’est ce qui vous a encouragé à faire ce numéro ?
> C’est vrai qu’on ne nous attendait pas vraiment sur le terrain du jeu vidéo ! Depuis deux ans Trois Couleurs produit des hors séries trimestriels qui sont pour nous l’occasion de fouiller des sujets qui nous plaisent : Stanley Kubrick, Les Doors, la contre-culture américaine… Par contre sans être une rédaction de geek accomplis, nous sentions depuis plusieurs mois l’envie de rencontrer un monde fascinant, celui du jeu vidéo et surtout de ses joueurs. Pendant la réalisation de Pirat@ge, on a croisé la route du jeu vidéo et surtout de l’épatante Association MO5. On a appris qu’ils organisaient une exposition au Grand Palais fin 2011. C’était l’occasion qu’il nous fallait pour se décider de pondre 132 pages sur l’histoire des pixels à faire bouger.
Pour la rédaction du hors-série « Games Stories » tu es devenu rédacteur en chef pour ce numéro : parles-nous de ton parcours au sein de la rédaction :
> Cela fait cinq ans que je travaille dans la rédaction, depuis les débuts de ce journal, qui avant de devenir le plus important des mensuels gratuits parisiens, était un simple guide des salles de cinéma MK2. L’idée était de le transformer en un véritable journal de l’actualité de toutes les cultures, du cinéma jusqu’à la BD, en passant bien sûr par le jeu vidéo.
J’ai commencé en tant que pigiste avec une chronique consacrée aux prototypes technos, qui s’appelait « Hier j’ai essayé demain », puis j’ai repris les manettes pour m’occuper des pages jeux vidéo (après cinq ans d’abstinence vidéoludique, j’ai particulièrement galéré pour me faire aux FPS next-gen avec les deux sticks). Des stages, deux ans de formation au CFJ (une école de journalisme), et j’ai pleinement intégré la rédaction du magazine il y a un an. Pirat@ge à peine terminé on a commencé à plancher sur un hors-série dédié au jeu vidéo. Mon rédacteur en chef, Auréliano Tonet, m’a donné la chance de diriger ce numéro un peu atypique pour Trois Couleurs.
Quels ont été les sujets dont vous avez parlé dans le magazine qui vous tenez à cœur et que vous vouliez partager au grand public ?
> Une fois fermement décidés à faire un bouquin mortel sur le jeu vidéo, on s’est retrouvés face à un problème que je rencontre souvent lorsqu’il s’agit de parler de nouvelles technologies à un public très hétérogène. C’est ce qu’on dit dès l’entrée du livre : à qui doit-on s’adresser ? Deux options : soit on vulgarise à destination du très grand public et on perd l’intérêt des connaisseurs qui en ont un peu leur claque de lire toujours les histoires d’un plombier moustachu. Soit on parle à ce public de gamers et on exclu le premier lectorat de Trois Couleurs, qui va grosso modo de ma grand-mère, jusqu’à mon petit frère. Le but c’est d’arriver à intéresser ces deux publics.
Ma conviction c’est qu’on peut faire passer toutes les informations, à partir du moment où l’on raconte des histoires captivantes. Et le monde (étendu) du jeu vidéo regorge de récits hallucinants et patrimoniaux. Ce qui m’a surpris c’est que depuis dix ans, chaque année, les médias et les acteurs de l’industrie vidéo ludique annoncent : « cette fois c’est pour de vrai, promis, le jeu vidéo est un art comme les autres ».
Moi j’estime que c’est une réalité depuis 10 piges, à force de le répéter on va finir par en douter, du coup notre hors série s’intéressait surtout au « comment on en est arrivés là ? ». On a donc compilé ces histoires géniales d’une culture arborescente : à la recherche des fondateurs des premières salles de jeu en réseau, les vétérans d’Irak recrutés par des jeux vidéo, pourquoi les filles bougent les manettes comme si c’était un volant ?, le code pour jouer avec Lara toute nue existe vraiment ?, jouer à GTA rend-il violent et malpoli ?etc…
Combien de temps vous a pris la conception de ce numéro ?
>On a mis deux mois à se gaver d’histoire videoludique, rebrancher les vieux pads, se remémorer nos expériences de gamers (les « sprotchs » sanglants de Carmageddon). Et puis deux bons mois à rédiger les articles et boucler les pages. Un gros rush à la Sonic.
La rédaction Trois Couleurs a sélectionné huit campagnes pour l’âge d’or de la publicité J-V : Quelle est ta préférée ?
> Celle de Playstation pour les jeux vidéo de sport. On voit un joueur de Football américain qui vient de se faire salement dégommer sur le gazon, et cette légende « Reality sucks », ou « la réalité ça craint ». C’est brillant. Parce que, au-delà de la situation rigolote, c’est aussi une bonne manière de reprendre un cliché associé au jeu vidéo (les joueurs s’enferment dans une réalité numérique, refusent d’affronter le monde IRL) pour lui tordre le coup : avouez, parfois faut le vouloir pour sortir du confort douillet de son chouette salon.
En 1994 Sony met tout le monde d’accord avec sa Playstation. Le jeu rentre dans l’âge adulte, c’est la naissance de nouvelle franchise, que l’on retrouve aujourd’hui sur toutes les plateformes : Quelle franchise / quel jeu de cette époque, affectionnes-tu le plus ?
>J’étais un dingue de la Megadrive et de SEGA en général, mais j’avoue que la PS1 s’est vite imposée sous la télé de mes parents. Pour plusieurs raisons. Technique bien sûr, mais aussi parce que cette console pouvait être piratée grâce à une petite puce. Le piratage des jeux et leur non localisation a produit une ligné de joueurs Playstation 2 et 3 dont je fais partie.
Là présentement j’essaie de faire le malin, de te sortir un titre complètement pointu et confidentiel de l’époque… Mais bon…en fait… Comment répondre autre chose que FF7 ? Je ne suis pas fan de la série, mais celui là quand même, je crois que c’est la première fois que j’ai eu le sentiment de toucher ce qu’est une réalité virtuelle, et j’avais 11 ans.
Mais franchement le truc le plus dingue avec la PS1, c’était de pouvoir lire des CD audios. Révolution complète.
Que penses-tu de ces jeux, à l’instar d’Heavy Rain, qui flirte avec le film interactif ? Peut-on encore parler de jeu-video ?
> Oui franchement cela reste pleinement du jeu vidéo. Même si cela redessine la définition des frontières du genre. Je pars du principe que dès que l’on place un spectateur dans la position d’un corps ou d’une intelligence qui doit naviguer dans un environnement pour en identifier des points d’interaction, eh ben c’est du jeu vidéo. Heavy Rain c’est du jeu vidéo, L.A. Noire c’est du jeu vidéo. La seule restriction que je peux apporter pour Heavy Rain, c’est une erreur de communication.
En nous fatiguant les oreilles avec l’effacement entre jeu vidéo et cinéma, on s’attend à une révolution qui n’a pas lieu d’être (ce sont deux arts autonomes qui ne gagnent rien à être confondus, sauf pour produire un hybride transmédia, tirant parti du savoir faire de ces deux univers) et on perd de vue l’idée qu’il s’agit uniquement d’un très bon jeu.
Quand je parle de productions transmedia, c’est parce qu’il y a des ponts évidents entre cinéma et jeu vidéo. On s’en rend compte sur le travail visuel de « Games Stories », Marion Dorel (directrice artistique) et Juliette Reitzer (iconographe et responsable des pages ciné) ont beaucoup joué de ce lien.
Dernièrement, quel titre a retenu ton attention ?
> Une fois de plus je ne vais pas faire mon intéressant : Skyrim, parce qu’il m’a réconcilié avec un genre qui m’était complètement étranger. Dans ceux à venir, Max Payne 3 s’annonce comme un nouvel étalon du genre.
Il y a quelques années, à chaque fois qu’une partie de la population (jeune) décidait de se soulever, où lorsque l’un d’entre eux disjonctait, les journalistes « traditionnels » montraient du doigt la musique rock, à l’instar de Marilyn Manson. Aujourd’hui le jeu vidéo est devenu le bouc émissaire, comment pourrait-on expliquer ce phénomène ?
> Ce qu’il y a de formidable c’est qu’après le rock, le jeu vidéo et les mangas, le prochain bouc émissaire ce sont les réseaux sociaux. On va foutre la paix au jeu vidéo. Le phénomène dont tu parles est mourant car tout le monde a bien compris qu’on était dans la caricature en associant fait divers et violence des jeux vidéo. Le massacre perpétré par Anders Breivik en Norvège cet été en est un exemple. Il a expliqué que le meilleur alibi vis-à-vis de ses proches lorsque l’on doit s’isoler dans la préparation d’un attentat, c’est de faire croire que l’on est devenu un hardcore gamer de MMORPG. Il n’est pas devenu un joueur addict, il a simplement joué de cette idée reçue.
Comment vois-tu le futur du jeu vidéo, et la place qu’il occupera au sein de la société ?
> Il va prolonger la division qui s’est opérée avec le lancement de la Wii. D’un coté ce que l’on appelle le casual gaming, qui n’est rien d’autre qu’une nouvelle forme de jeu de société, après le Monopoly ou le Twister. De l’autre, les jeux à propos artistique.
Pour en revenir au cinéma, dernièrement un long métrage, Donoma, dont la particularité a été de coûté 150 euros, a fait effet sur la toile : Que penses-tu de l’émergence de ces films ou séries système D ?
> Je ne sais pas si on peut dresser un lien direct entre le système démerde de Donoma et le fait que les nouvelles technologies permettent une accessibilité plus large à la production et la diffusion d’œuvres culturelles faites maison. Mais c’est vrai que dans un cas comme dans l’autre il faut saluer un acharnement magnifique pour porter son projet jusqu’au bout. Au-delà de la prouesse logistique Donoma prouve qu’on peut certes faire des films en débrouille, mais aussi de bons films dans ce cadre. Donoma c’est un peu le World of Goo du cinéma.
Quels films attends-tu pour 2012-2013 ?
> Donoma 2 ! Et dans les plus probables : The Dark Knight Rises, Bilbo le Hobitt, Prometheus… 2011 a été une belle année pour le documentaire, j’espère qu’on retrouvera cette qualité en 2012
Et puis y a Titanic qui repasse au printemps !
Que penses-tu des adaptations des jeux vidéo, observes-tu une évolution dans le traitement des adaptations ?
> Pas vraiment. Une adaptation de licence ludique au cinéma, c’est et ça restera essentiellement une aubaine marketing. Pourquoi pas dans l’absolu. Ce qui est plus intéressant c’est de voir comment les codes du jeu vidéo, et les personnages de joueurs deviennent des sources d’inspirations comme dans Scott Pilgrim ou la série The Big Bang Theory.
Selon toi, le cinéma Hollywoodien est-il réellement en manque d’inspiration ?
> Comme pour le jeu vidéo, il est intéressant de voir que ces dernières années on retrouve beaucoup de grosses licences déclinées en trilogies, quadrilogies, etc… Des thématiques très proches aussi (Sex entre amis, Sexe List, etc…). Je ne trouve pas que c’est lié à un manque d’inspiration mais peut être un manque de prise de risque qui permet ceci dit de financer des projets plus risqués ou exigeants.
De prochain projet pour le développement du magazine ?
> Après notre hors série sur « On the Road« , on va se pencher sur un numéro spécial super-héros pour l’été qui devrait dépoter. On t’en reparle très vite. Trois Couleurs est aussi une mine d’or pour ce qui est des idées de documentaires, on travaille sur différents projets de ce coté.
La politique de gratuité du magazine continuera-t-elle à l’avenir ?
> Oui et re-oui ! L’édition classique mensuelle doit rester gratuite. Gardez vos sous pour les numéros hors-série. Plus sérieusement on est fiers d’arriver à proposer gratuitement un contenu similaire aux équivalents payants.
Peut-on espérer un nouveau hors-série consacré au jeu vidéo ?
> Surement, mais pas avant d’avoir vu débarquer dans nos salons les successeurs de la Xbox 360 et de la PS3.
Julien Chieze, ex-rédacteur Joypad et fondateur du site Gameblog.fr déclare à propos du métier de journaliste J-V : « Nous sommes journalistes dans les faits, mais non personnellement je me reconnais plus dans une démarche de passeur, de ménestrel« . Nous partageons cette vision du « journaliste de l’entertainment ». Spécialisé dans le cinéma, es-tu en accord avec cette définition de ménestrel, de transmettre au mieux l’actualité de ta passion ?
> C’est vrai que c’est une position qui est très intéressante parce qu’elle permet d’évacuer les débats pénibles et vains pour définir le journaliste face au blogueur. Que l’on parle du ciné, de la bd, du jv ou de la musique, c’est vrai que cette approche passionnée motive la plupart du temps notre travail de recommandation et de passeur des actualités culturelles. Par contre je me sens pleinement journaliste dans le sens ou passer l’info sans la mettre en forme selon des règles journalistiques, cela veut dire ne s’adresser qu’à un public de connaisseurs. Pour résumer, si l’on se cantonne au rôle de ménestrel, on ne peut pas décrypter l’information à destination du grand public.
Quelle question aurais-tu souhaité que l’on te pose et qu’aurais-tu répondu ?
> Qui est ce qu’on n’a pas réussi à avoir dans le magazine « Games Stories » ? Et je t’aurai répondu qu’on a regretté de ne pas avoir mis la main sur Taneli Armanto, qui a réalisé le portage du jeu Snake sur les téléphones portables de Nokia comme le mythique 3310.
Pour conclure, un message à faire passer à nos lecteurs ?
> Gardez tout ! Consoles, manettes, cartouches, CD, MD, K7, joysticks en bois et GameCube explosées… Mettez tout dans une boîte que vous rouvrirez les doigts tremblants de souvenirs dans 20 ans.
Encore merci de t’être prêté au jeu d’une interview, à bientôt.
> Merci à toi, je retourne sur Skyrim.
Propos recueillis par Thomas.O « C-T », Anastasia-Cassandra V. pour Eklecty-City.fr, qui remercie Aurélia Mignot pour avoir rendu cette interview possible, ainsi qu’Étienne Rouillon pour s’être prêté au jeu.
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