Joker : Folie A Deux de Todd Phillips déconstruit le mythe du prince du crime avec une profondeur inattendue et une audace artistique.
CRITIQUE AVEC SPOILER
Parmi tous les personnages de comics, le Joker figure comme l’un des antagonistes les plus imprévisibles. Contrairement à de nombreux personnages de l’univers DC, et d’autres maisons d’édition, le passé du Joker n’a jamais été véritablement défini. Cette caractéristique renforce l’aura de mystère et de terreur qui enveloppe la Némésis (Staaaars !!) de Batman.
Des récits ont tenté de donner des origines au Joker – ou plutôt aux Jokers ? Nous y reviendrons – comme ‘Batman : The Killing Joke‘ d’Alan Moore (V pour Vendetta) qui donne une dimension sociale au personnage. Mais même cette histoire sur ce comédien raté laisse entendre que le Joker lui-même n’est pas certain de ses souvenirs. Une citation tirée de ce comics en témoigne : ‘Parfois, je me souviens de cette histoire d’une façon, parfois d’une autre… Si je dois avoir un passé, je préfère que ce soit un choix multiple‘. Ce détail est également exploité dans The Dark Knight de Christopher Nolan, dans lequel le Joker (Heath Ledger) évoque deux anecdotes totalement différentes sur l’origine de ses cicatrices.
Un clown en quête de reconnaissance
En 2019, Todd Phillips, un réalisateur habitué à la comédie (Starsky et Hutch, Very Bad Trip), réalise un film autonome qui propose une origine au Joker. Librement inspiré de Batman : The Killing Joke (1988) et The Dark Knight Returns (1986) et des films de Martin Scorsese, en particulier Taxi Driver (1976) et La Valse des Pantins (1982), Todd Phillips et Scott Silver livrent un thiller psychologique, qui se déroule dans les années 80.
- A lire aussi : [ANALYSE] Joker : Instantané d’une époque future
Le film suit Arthur Fleck (Joaquin Phoenix), un clown raté et aspirant comédien, dont la vie bascule lorsqu’il tue trois hommes dans le métro en état de légitime défense. Cet acte déclenche un mouvement de protestation contre les riches, et la descente d’Arthur dans la maladie mentale et le nihilisme inspire une violente révolution contre-culturelle dans une Gotham City en pleine décadence. Invité à participer à l’émission de son idole, Murray Franklin (Robert De Niro), Arthur adopte pleinement son alter ego, le Joker. Dans un moment de pure colère, il tue Murray en direct à la télévision, scellant ainsi son destin. Arthur se retrouve alors enfermé à Arkham, laissant derrière lui une ville en proie à l’anarchie.
- A lire aussi : [CRITIQUE] Joker : Jouissif, frustrant et excellent
‘Joker‘ est un succès critique et commercial. Avec un budget compris entre 55 et 70 millions de dollars, il a rapporté un peu plus d’un milliard de dollars au box-office mondial. Le film est décrit comme l’un des rares à parler du monde réelle dans lequel nous vivons aujourd’hui. De comment les élites laissent les personnes vulnérables souffrir sans les ressources nécessaires, et les conséquences horribles qui peuvent en découler pour le reste de la société. En 2020, Joaquin Phoenix a remporté le Golden Globe du meilleur acteur dans un film dramatique ainsi que l’Oscar du meilleur acteur.
- A lire aussi : [CRITIQUE] Joker : Un film magistral
Bien que Todd Phillips ne souhaitait pas initialement réaliser une suite, Warner Bros a exprimé dès 2019 son désir de renouveler l’exploit du premier film. Le développement du projet a été ralenti par la crise sanitaire. Cinq ans plus tard, avec un budget de 200 millions de dollars, ‘Joker: Folie à Deux‘, un film aux accents de comédie musicale, débarque dans nos salles.
- A lire aussi : [CRITIQUE] Joker : Le Taxi Driver de notre époque
Arthur et le Joker
‘Joker : Folie à Deux‘ s’ouvre sur une séquence animée qui met en scène Arthur et son alter ego, l’ombre du Joker, dans une lutte pour le contrôle. Cette introduction pose les bases d’un récit où la frontière entre réalité et illusion est constamment brouillée. Dans ce second opus, nous retrouvons Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) interné à l’hôpital psychiatrique d’Arkham, où il attend son procès pour les crimes commis en tant que Joker. Sous l’emprise de médicaments, Arthur tente de naviguer dans ce nouvel environnement tout en étant confronté à ses propres démons intérieurs.
En musicothérapie, Fleck fait la connaissance de Lee Quinzel (Lady Gaga), une patiente de l’hôpital fascinée par le Joker. Leur relation évolue rapidement vers une romance destructrice. Lee, qui se révèle être une manipulatrice habile – elle s’est faite internée volontairement et à un diplôme de psychologie – joue un rôle crucial dans l’évolution psychologique d’Arthur. Elle le pousse à rejeter son avocate Maryanne Stewart (Catherine Keener) et à assumer pleinement son identité de Joker.
Ainsi, il décide de se défendre seul, maquillé et habillé en Joker pour le reste de son procès. Cependant, après avoir été battu par les gardes pour les avoir humilié durant le procès et avoir assisté au meurtre d’un patient des mains d’un gardien, Arthur rejette l’existence du Joker et assume l’entière responsabilité de ses actes, y compris l’assassinat de sa mère. Il réalise qu’il a toujours agi par lui-même et non sous l’influence du Joker. Cette révélation bouleverse Lee, qui se détourne d’Arthur, car il n’est pas le symbole qu’elle souhaitait.
Condamné, Arthur s’échappe du tribunal après une explosion orchestrée par un de ses admirateurs. Aidé par des partisans, il les abandonne en réalisant qu’ils ne voient en lui que le Joker. Rejeté par Quinzel, il est rapidement appréhendé par la police et ramené à Arkham. Le film se termine avec Fleck, appelé pour une visite, lorsqu’un jeune détenu s’approche de lui dans un couloir pour lui raconter une blague avant de le poignarder violemment. Dans une ultime scène imaginaire, Joker exprime son désir d’avoir un fils pour lui succéder. Le dernier plan montre son agresseur se taillant un sourire de Glasgow tout en riant.
La quête de gentillesse d’Arthur
‘Folie à Deux’ va déstabiliser de nombreux spectateurs, et malheureusement cela va se refléter dans les résultats au box-office. Warner Bros, qui avait une trop grande confiance dans le projet – au point de renoncer aux projections tests – risque de ne pas rentabiliser le film. Beaucoup espéraient un film se déroulant dans l’asile d’Arkham, où nous aurions rencontré d’autres vilains du Chevalier Noir. Ça, c’était le projet de ‘The Batman‘ de Ben Affleck, un film abandonné au profit de la version de Matt Reeves. Depuis le premier film, l’intention de Todd Phillips est de se concentrer uniquement sur le Joker et de proposer une relecture du personnage. C’est pourquoi les autres personnages du lore de Batman existent peu ou pas du tout.
La démarche artistique de ce second film, une approche ‘comédie musicale’, était connue dès l’annonce du projet, donc il ne faut pas feindre la surprise. La problématique de ce film, c’est qu’il mélange les genres sans vraiment les maîtriser : le thriller psychologique, le film de procès, le tout aux allures de comédie musicale. Très rapidement, on assiste à quelque chose de redondant, non habile dans l’alternance des genres, qui peut nous faire passer à côté de l’intention. Car ‘Joker : Folie à Deux‘ a véritablement quelque chose à raconter.
Déconstruire le mythe du Joker
Pour beaucoup, la thématique centrale du film original réside dans la manière dont la société peut catalyser la transformation violente d’un homme marginalisé. Cette métamorphose reflète le ressentiment et le sentiment d’impuissance de nombreux individus face à une société perçue comme injuste.
Cependant, Todd Phillips a expliqué en 2020 que le véritable thème du film est la gentillesse. Selon lui, le pouvoir de la gentillesse est un élément central, souvent négligé par beaucoup. Il souligne que ce thème échappe peut-être à certains parce qu’ils n’ont pas d’âme ou qu’ils minimisent cette notion pour compenser leurs propres difficultés. En raison de ses crises de rire, Arthur est considéré comme un inadapté. Tout au long du film, Arthur recherche de la bienveillance. L’envie d’Arthur de gentillesse de la part des autres est notamment représentée par sa relation imaginaire avec Sophie (Zazie Beetz).
C’est pourquoi, avec ‘Folie à Deux’, Todd Phillips s’attaque aux interprétations erronées du Joker et se moque de la sensationnalisation de la violence par les masses. Le film déconstruit l’idée même du Joker d’Arthur Fleck. Durant son procès, Arthur, encouragé par Lee, utilise son personnage de Joker pour soutenir sa défense d’aliénation mentale et se moquer de la loi, tout en recueillant le soutien de ses partisans. Cependant, sa culpabilité devient de plus en plus lourde, et il finit par abandonner son personnage de Joker, avouant sa culpabilité au juge et au jury. Cette prise de conscience a lieu quand un garde tue un jeune patient à Arkham. Arthur réalise que tout est tellement corrompu qu’il ne pourra jamais rien changer. Il accepte qu’il a toujours été Arthur Fleck et non cette icône imposée par les habitants de Gotham, et décide de se débarrasser de cette fausse identité pour être enfin lui-même.
C’est en cela que Lee Quinzel est intéressant, car le personnage interprété par Lady Gaga n’est ni plus ni moins qu’un reflet des spectateurs qui rejettent massivement le film, mais aussi des habitants de Gotham, ou du moins des admirateurs du Joker. Quand elle comprend que le Joker n’est pas une réalité, elle abandonne Arthur. Elle ne se soucie pas de lui et ne l’appelle jamais par son prénom, sauf quand elle le quitte. Personne ne se soucie de lui, notamment les habitants de Gotham qui veulent que le clown psychotique réduise la ville en cendres, comme en témoigne l’explosion orchestrée par un de ses admirateurs. Quand il s’échappe avec eux, il les abandonne, car ils ne voient en lui que le Joker.
La scène finale, où son agresseur s’inflige lui-même un sourire de Glasgow, illustre parfaitement l’indifférence générale envers Arthur Fleck. Ses admirateurs ne cherchent qu’un agent du chaos capable de plonger Gotham City dans le feu et le sang. Une question se pose alors : Arthur Fleck est-il un proto-Joker ?
L’énigme des Jokers multiples
Le final de ‘Joker : Folie à Deux‘ pourrait suggérer qu’Arthur Fleck n’est pas le Joker, mais un proto-Joker. Si le lore de Batman n’a pas de secret pour vous, vous savez probablement que la question de l’existence de plusieurs Jokers a été abordée à plusieurs reprises, tant dans les bandes dessinées qu’à la télévision.
En 2016, Justice League: Darkseid War évoque l’existence de plusieurs Jokers. Lorsque Batman s’assoit sur la Mobius Chair, un artefact cosmique qui confère une connaissance quasi-omnisciente à son utilisateur, il pose la question de l’identité du Joker et découvre qu’il y a en fait trois Jokers distincts. Cette idée est exploitée en 2020 avec la série Batman: Three Jokers, qui n’est pas considérée comme canonique.
Écrite par Geoff Johns et illustrée par Jason Fabok, cette série suit Batman, Batgirl et Red Hood alors qu’ils enquêtent sur plusieurs crimes commis par le Joker, qui semblent se produire simultanément. Ils découvrent qu’il y a en fait trois Jokers distincts : le Criminel (Âge d’or), le Clown (Âge d’argent, responsable de la mort de Jason Todd), et le Comédien (Âge de bronze / Âge moderne, celui qui a tiré sur Barbara Gordon dans The Killing Joke). Batman: Three Jokers révèle que Batman savait que le Comédien était le véritable Joker. Cependant, il n’a jamais révélé cette information pour protéger la femme et le fils du Joker, qu’il a secrètement gardés en sécurité.
En 2024, The Joker: Year One propose une explication canonique pour les « trois Jokers ». Après sa transformation physique suite à l’accident chez Ace Chemicals, l’homme qui deviendra le Joker est approché par Daniel Captio, un des mentors les plus influents de Bruce Wayne, qui lui a montré comment créer et utiliser des personnalités alternatives, comme le Batman de Zur-En-Arrh. Daniel Captio applique une méthode de conditionnement mental au Joker, créant ainsi trois personnalités distinctes : le Clown, le Démon, et le Tueur. Ces trois personnalités encapsulent les différentes versions du Joker que nous avons vues dans les bandes dessinées de DC Comics.
Dans la série Gotham, cette idée de plusieurs Jokers est explorée à travers les personnages de Jerome et Jeremiah Valeska, des frères jumeaux interprétés par Cameron Monaghan. Jerome, introduit en premier, est un psychopathe chaotique qui sème la terreur à Gotham, incarnant le proto-Joker. Après sa mort, Jeremiah est exposé à un gaz spécial créé par Jerome, ce qui altère sa personnalité et le pousse vers la folie. Cette transformation fait de Jeremiah le véritable Joker de l’univers de Gotham, avec une approche plus calculatrice et méthodique que celle de son frère.
Vers un ‘Joker 3’ ?
La thématique des multiples incarnations du Joker n’a jamais été explorée au cinéma. Jusqu’à présent, nous avons eu différentes interprétations, et bien que certains s’amusent encore à comparer les performances de Jack Nicholson, Heath Ledger, Jared Leto (pour ce que l’on en a vu) et Joaquin Phoenix, chacune est unique et diamétralement opposée. Nicholson a apporté une touche de théâtralité et de folie exubérante, Ledger a incarné un anarchiste sombre et perturbé, Leto a incarné une version plus moderne et controversée, tandis que l’interprétation de Phoenix est profondément psychologique et tragique.
Bien qu’il soit encore trop tôt pour envisager la faisabilité d’un troisième opus, la fin de ‘Folie à Deux’ nous pousse inévitablement à nous interroger sur un hypothétique ‘Joker 3’. Le fait qu’un détenu sans identité, interprété par Connor Storrie, s’approprie l’iconicité du Joker en éliminant Arthur Fleck pourrait bien évidemment donner naissance à une suite, explorant la manière dont le mythe du Joker pourrait évoluer. De plus, même si Todd Phillips a révélé en avoir terminé avec cet univers, les deux films pourraient donner naissance à toute une série de films se déroulant dans le même univers.
Lady Gaga a déjà exprimé son désir d’explorer davantage sa version d’Harley Quinn, affirmant qu’il y aurait beaucoup de choses à découvrir. Par ailleurs, son personnage pourrait également se lier au ‘Joker’ de Connor Storrie. Après tout, elle est fascinée par l’idée du Joker et non par Arthur Fleck. Le second film effleure également un autre personnage de la mythologie Batman, Harvey Dent, interprété par Harry Lawtey. Bien que son visage ne soit pas visiblement défiguré, l’explosion dans la salle d’audience pourrait être une origine alternative pour la transformation d’Harvey Dent en Double-Face.
Quoi qu’il en soit, un autre film dans l’univers de ‘Joker’ dépendra du succès au box-office de ‘Folie A Deux‘ et de la volonté de DC Studios d’explorer ou non cet univers.
Conclusion
Joker : Folie A Deux va déstabiliser de nombreux spectateurs. Derrière l’approche artistique de ce deuxième opus, qui tente maladroitement de fusionner les genres, se cache un film qui a véritablement quelque chose à raconter. Bien que certains spectateurs puissent se sentir désorientés en cours de route, il serait regrettable de négliger la profondeur narrative du film sous prétexte de ne pas apprécier les comédies musicales…